Espace & fiction dans Les villes de papier
Dans Les villes de papier de Dominique Fortier, dont le titre tisse une évidente et complexe filiation avec Les villes invisibles d’Italo Calvino, l’espace occupe une place de choix, autant dans la façon dont les ambiances poétiques sont bâties que dans la manière dont le travail de l’écriture est pensé. C’est à travers l’entremêlement de deux destins, celui de la poétesse Emily Dickinson et celui de la narratrice, que se construit une certaine idée de ce qu’est la littérature, ce que sont ses pouvoirs, ses possibles, ses lieux.
Il y a d’abord l’écrivaine qui s’ignore, l’écrivaine qui s’arrache du monde pour plonger dans celui, intime et infiniment réconfortant, des livres. Emily Dickinson, qu’on nomme souvent la recluse d’Amherst, rétrécit jusqu’à l’extrême son espace de vie. C’est dans une retraite tranquille, coupée de l’agitation du dehors, qu’elle écrit des poèmes qu’elle ne destine finalement qu’à l’oubli.
Il y a ensuite la narratrice, exilée d’Outremont, qui vit sans repères dans une grande ville américaine. Son questionnement sur les lieux prend la forme d’une quête intérieure : qu’est-ce qu’un « chez soi », quels sont les impacts d’un lieu sur ses pensées, sa mémoire, ses origines ? Ce sont autant d’interrogations qui tiraillent la narratrice, dont le point d’ancrage n’existe qu’en miroir de celui d’Emily Dickinson.
Les villes de papier du titre sont une pure invention de cartographes scrupuleux qui, pour se prémunir d’éventuels plagiats, fabriquent des villes imaginaires, les forgent à partir du vide :
« C’est une ville de papier. Les gens qui ont dessiné la carte l’ont inventée de toutes pièces afin de s’assurer que personne ne leur volerait leur travail. »
Ces villes de papier, qui n’existent que dans les cartes qui en témoignent, ont néanmoins une existence fictive : elles ont un potentiel fictionnel, elles sont des récits en puissance. Elles sont vraies, elles sont réelles, en quelque sorte, parce qu’elles ont un nom, parce qu’une carte les authentifie.
Le rapport trouble qu’Emily Dickinson entretient avec l’espace est guidé par la miniaturisation du monde. Sa maison, son jardin, sa chambre sont ses lieux de prédilection, espaces qui contiennent et multiplient tous les endroits, réels ou façonnés par l’imaginaire, qui sont dessinés sur la mappemonde :
« Le jardin est plus grand que toutes les galaxies réunies, qui ne peuvent contenir tant de fourmis, tant de fleurs, et de brins d’herbes. Il est l’univers entier, bordé au sud par la route principale, à l’est par la haie de pruche, à l’ouest par les Evergreens et au nord par des générations de Dickinson nés et enterrés sous cette terre, où le premier, Nathaniel, est arrivé en 1630 aux côtés de John Winthrop et de quelque sept cents autres puritains. »
Emily Dickinson se sent à la fois l’héritière et la gardienne d’un territoire fantasmé. Elle encadre son existence selon une géographie du souvenir, moins réel qu’imaginaire. Elle fait vivre, parfois intensément, ses environs. Le jardin est une légende, sa maison recèle d’infinis poèmes, son voisinage est l’horizon. Dans ce contexte, le voyage n’a aucune importance, puisque le monde entier se synthétise et s’exalte dans son expérience imaginaire.
Cette réflexion sur les pouvoirs de la géographie imaginaire est continuellement assimilée à l’exercice, au travail de la poésie, qui en est une sorte de conséquence irrésistible. La poésie, pour Emily Dickinson, est un art de l’atténuation et du resserrement.
Dans Les villes de papier, la narratrice s’interroge sur le bien-fondé d’aller visiter, in situ, la maison de la poétesse qui se cloîtrait. Là se rencontrent deux géographies incompatibles : celle de l’imagination, gigantesque et plurielle, puis celle, crue et monotone, de la réalité. Qu’est-ce que visiter, habiter un lieu ? Comment se le représente-t-on ? Faut-il aller sur les lieux pour en connaître le secret, la profondeur ? Toutes ces questions, en somme, convergent en une idée aussi fugace qu’éthérée : la poésie est ce qui existe en n’existant pas.
SOURCE : Dominique Fortier, Les villes de papier, Québec, Alto, 2018, p. 43, p. 94.
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