Les souvenirs comme des morceaux d’espace
Italo Calvino, dans Les villes invisibles, juxtapose à plusieurs reprises souvenir et ville, de telle sorte que la déambulation urbaine devient, bien souvent, un mouvement infini de ressassement, et de réinvention :
« Cette ville [celle-là, ou celle-ci, ou encore une autre] qui ne s’efface pas de l’esprit est comme une charpente ou un réticule dans les cases duquel chacun peut disposer ce qu’il veut se rappeler : noms d’hommes illustres, vertus, nombres, classifications végétales et minérales, dates de batailles, constellations, parties du discours. On pourra, entre chaque notion et chaque point de l’itinéraire, établir un lien d’affinité ou de contraste, qui serve à la mémoire de rappel instantané. »
Dans L’été 95, Sophie Létourneau illustre cette conception calvinienne de l’espace (qu’on pourrait définir, grosso modo, comme une géographie de la mémoire) en représentant Québec à l’image d’un lieu fantomatique. La narratrice est une Québécoise depuis longtemps expatriée au Japon. Au gré d’un voyage d’affaires, elle visite à nouveau la ville de Québec, devenue partout hantée par les souvenirs d’avant. Temps et espace, mémoire et territoire se soudent : le Québec de la narratrice est un album de photos à ciel ouvert, un film qu’elle revoit à l’ombre des bâtiments.
Le court récit s’organise en fragments qui s’apparentent, non à des cartes postales (ainsi que le veut l’adage), mais à des expériences spatiales. En effet, chaque fragment — à l’exception du premier — s’accompagne d’un titre qui renvoie à des lieux référentiels, à des géographèmes : des rues, des attractions, des places, des carrefours de la ville de Québec sont mobilisés pour former l’architecture mémorielle de la narratrice.
Deux villes se superposent : l’ancienne, celle de la jeunesse fanée, et la nouvelle, fébrile et fiévreuse. Ces deux villes, à la fois identiques et dissemblables, s’entrechoquent, en même temps que deux époques s’affrontent : l’été de 95, l’année de la souveraineté déçue, s’oppose au printemps de 2012, époque de la grande grève des étudiants québécois. La ville est ainsi au coeur de tous les débordements, et de toutes les actualisations possibles. Québec a vu les Nordiques déménager au Colorado, le référendum s’autodétruire et les étudiants manifester à gorge défoncée. Malgré l’Histoire qui s’écrit, chaque piéton s’imagine, se forge le Québec qu’il veut bien :
« Dans cette ville où les touristes viennent trouver une France qu’ils n’ont pas les moyens de se payer et Tetsuo, les images d’une histoire politique, moi, je poursuis ton fantôme dans tous les lieux du passé et c’est ma honte que je retrouve chaque fois comme une forme d’amour qui aurait le vernis du regret. »
La ville est une spatialité plastique, qui se module, qui se transforme selon l’individu qui l’expérimente. Pour la narratrice, la ville de Québec est moins politique qu’affective : la ville, c’est le spectre de son amie disparue. Chaque lieu est gros de souvenirs rapiécés : la ville est tissue de morceaux de l’amie envolée, qui est comme momifiée dans l’espace bâti. Ainsi enfermée dans les rues, dans les parcs, dans les bâtiments, la mémoire ne s’efface jamais, elle ne fait que prendre de la rouille :
« Je ne sais pas comment les gens font pour oublier. Chaque fois que je reviens, je me souviens de tout. Je revis l’angoisse et la fureur de notre adolescence. Même les moments qui n’ont pas eu lieu, je les joue dans ma tête en espérant changer le passé. J’ignore ce que c’est, avoir été jeune ailleurs, mais je sais que, dans cette ville, les mondes se chevauchent et le temps s’ouvre à chaque tournant. À Québec, l’histoire s’arrête une fois par siècle. Pour ma part, c’est juillet 95, et tu es vivante. »
Québec, ville-fantôme, ville d’outre-tombe : la déambulation de la narratrice, dans cette ville alors en pleine rage étudiante, est un long dialogue noué avec l’absence. La ville, en somme, matérialise la mémoire ; elle la fige dans la pierre.
SOURCE : Italo Calvino, Les villes invisibles, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2013 [1972], p. 23-24.
Sophie Létourneau, L’été 95, Montréal, Le Quartanier, coll. « Nova », 2015, p. 38, 45.
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