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  • Photo du rédacteurAlex Bellemare

Euphorie du déplacement

Dernière mise à jour : 16 janv. 2019

L’art de la fuite dans Françoise en dernier


Françoise en dernier, de Daniel Grenier, est un roman du vagabondage : la quête de l’héroïne éponyme s’égale à une exploration, infinie car intérieure, des espaces vagues, des lieux insolites. Le mouvement (fou, haletant, insatiable) n’est pas qu’une banale modalité spatiale : c’est une qualité de l’âme.


Pour Françoise, jeune adulte en perpétuelle errance, les façons d’habiter l’espace sont multiples, et souvent innovantes. Parmi ses plaisirs de jeunesse : squatter les maisons laissées vides par des bourgeois en vacances. Elle se livre alors à une forme rétrécie de pèlerinage : elle absorbe lentement le vécu du bâtiment, elle s’imprègne de l’odeur et des souvenirs des lieux, elle s’immisce dans les habitudes des autres. Il n’est pas question de saccager les biens, ou de voler les objets précieux. L’objectif de Françoise est bien plus ésotérique encore : épuiser le secret des lieux de son absolue présence. Il s’agit de faire l’expérience libre et totale de l’espace, et d’éprouver ses moindres possibles :


« Les maisons l’appelaient, celles des autres. Elle se disait qu’à bien y penser, c’était presque chez elle là-bas, maintenant. Elle passait et repassait devant la maison et se posait la question, pourquoi ne pas s’y installer définitivement ? Vivre dans les murs, vivre dans le grenier, dans des recoins qu’ils ne connaissaient même pas parce qu’ils n’avaient jamais pris la peine d’explorer leur environnement. Elle avait exploré, elle avait fouillé dans les endroits reculés du sous-sol, sous les escaliers, derrière la sécheuse, derrière la fournaise. Il y aurait assez de place pour monter une petite tente et y vivre. »

Ainsi, deux façons d’habiter les lieux sont radicalement opposées : vivre dans l’espace et vivre l’espace sont deux manières, résolument antagonistes, d’appréhender le réel. Seule la seconde catégorie permet à Françoise de mener une existence pleine, éternellement placée sous le signe de l’élan.


De quoi Françoise en dernier est-il le nom ? D’une obsession : Helen Klaben, rescapée triomphante d’un horrible accident d’avion, au Yukon. Et d’une décision aussi impérieuse qu’hâtive : partir à la recherche de son ombre, de celle que Françoise érige en muse et en phare. Françoise calque en effet sa vie, et son sentiment d’urgence, son goût pour les passions limites, à l’image de cette glorieuse survivante. Mais les héros sont souvent de meilleure compagnie lorsqu’ils sont tenus à distance : de loin, ils rayonnent ; de proche, ils éclairent à peine. Néanmoins, Françoise se fixe plus ou moins le mandat de retrouver, à travers un périple américain, la trace d’Helen Klaben, avec qui elle s’imagine déjà, sans l’avoir même vue, une osmose à toute épreuve.


Couverture du magazine Life, avril 1963.

Un récit de voyage raté (un accident d’avion n’est jamais, il va sans dire, le début d’un récit agréable) entraîne pourtant, chez Françoise, un profond désir d’exploration : l’envie des grands espaces, et de la conquête des lieux, l’appétit de l’ailleurs sont des passions engendrées par une catastrophe aérienne, rien de plus qu’un fait divers, un récit de survivance aussi extraordinaire qu’irreproductible. Le récit d’un désastre suscite l’aventure ; un récit en contient toujours un autre, en devenir ; l’expérience de l’exotique est un récit en puissance.


Le voyage de Françoise se fait en voiture, en train, en avion ; le mouvement est continu, cela seul suffit à sa démarche, qui tente de réunir, contre tout destin, une voyageuse miraculeusement réchappée et une jeune aux pieds nomades. Mais un voyage, pour qu’il ait réellement lieu, doit laisser des traces. Voilà sans doute le sens des nombreux tags que Françoise dessine sur les wagons de train, dont les contours sont des morceaux d’espace :


« Elle traçait des formes qui avaient l’air d’être des toits, des maisons, des gratte-ciel et qui ensuite devenaient de plus en plus abstraites, comme voilées par des volutes. »

Ces formes griffonnées, qui reprennent plus ou moins confusément la géométrie du patrimoine bâti, « en dis[ait] bien plus long sur elle qu’un faux nom qu’elle aurait choisi, en anglais en plus ». Dessiner des maisons, et autres volumes architecturaux, exprime davantage, pour Françoise, qu’une obscure signature : son nom n’a de valeur que pris dans le mouvement des formes et de l’espace.


On l’aura bientôt compris : Françoise voyage à tâtons, habite l’espace jusque dans ses interstices, traverse les lieux en laissant des traces, fragiles et mouvantes. Pendant son périple américain, elle rencontre Samantha, avec qui elle entreprend, depuis le Tennessee, une improbable expédition vers le Yukon. Avec elle, le bonheur est facile : « pas besoin de grand-chose, des milles et des milles de lumière dans le ciel, de la vitesse, l’intérieur des joues sec d’avoir laissé la tête trop longtemps dehors par la fenêtre ouverte ».


Le road novel a ses lieux communs : la route comme chemin de croix, l’horizon comme espace de rêverie, le mouvement comme déni de la mort. Françoise en dernier les mobilise certes, mais à travers une quête qui, elle, n’a du stéréotype que l’apparence : il s’agit plutôt d’une réflexion (originale) sur une façon d’être-au-monde qui dépasse la stricte opposition entre immobilisme et mouvement.


Ted Harrison, Paradise Visions.

Le voyage (toujours ininterrompu) de Françoise est une manière de penser l’espace, de réfléchir à l’impératif du déplacement, sans forcément passer par un point charnière, qui changerait durablement l’appréhension du voyageur devenu plein et serein grâce à une rencontre vaguement épiphanique en cours de route. Pour Françoise, dont le voyage n’est pas qu’une passion temporaire, qu’un intermède salutaire, se déplacer, bouger ça et là, se mettre en mouvement sont des conditions mêmes de l’existence, qui n’a aucun sens dans la fixité et dans l’habitude. La vie, pour Françoise, est comme un accident d’avion au Yukon : on doit faire avec les débris, on doit découvrir son décor, l’apprivoiser pour ensuite le fuir, et ensuite recommencer.


SOURCE : Daniel Grenier, Françoise en dernier, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 2018, p. 27, p. 123, p. 133.

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