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  • Photo du rédacteurAlex Bellemare

Des poissons qui chantent et qui boivent...

Les grands poissons mangent les petits, dessin de Pieter Bruegel l'Ancien (1556).

En février 2018, en prévision de la saison estivale, la Société de sauvetage du Québec lançait une campagne publicitaire, signée Lg2, centrée sur la nécessité de porter des vestes de flottaison pendant une activité nautique. Quel est le public visé par cette entreprise de sensibilisation ? Les pêcheurs, qui seraient vraisemblablement nombreux à défier la nature en omettant de porter leur gilet de sauvetage. En entrevue, les créateurs de la publicité estiment que


« [l]es pêcheurs sont habitués de se faire dire de porter leur veste de flottaison, et, pour plusieurs, c’est un message qui tombe dans l’oreille d’un sourd. Pour nous, la clé est le ton plus dramatique de ce message. »

Comment parvient-on, justement, à ce ton dramatique, à dire sans dire, à suggérer sans pontifier ? En faisant chanter des poissons, bien sûr :



La musique ? La classique Marche funèbre de Chopin. Ton dramatique, et par conséquent dissuasif, pour les concepteurs ; ton burlesque, assurément, pour d’autres. Le moyen poétique par lequel intervient la dramatisation est, bien entendu, l’anthropomorphisme, procédé qui consiste à donner des qualités humaines à ce qui, précisément, relève du non-humain. Il s’agit d’une technique depuis longtemps consacrée dans la littérature didactique (voire jeunesse) : l’animal est une figure suffisamment proche de l’humain pour que celui-ci s’y reconnaisse, mais assez éloignée pour qu’il s’en affranchisse. C’est ce décalage qu’exploite la publicité. Mais des poissons chantant la Marche funèbre, des poissons déplorant la mort d’un pêcheur flottant à la dérive, tête penchée dans l’eau ? Des poissons célébrant lugubrement la disparition de celui qui les a vraisemblablement sortis du lac ? Comme dirait l’autre, cela fait désordre.


Il y a cependant, dans cette publicité, quelque chose qui renvoie à ce que les écologistes nomment la circulation de la matière. Oeil pour oeil, mort pour mort.


Cela dit, la figure du poisson évoquerait, dans l’imaginaire judéo-chrétien — qui est de circonstance, ici, étant donné l’approche passablement moralisatrice de la publicité —, le rituel du baptême, où la naissance spirituelle coïncide avec l’immersion dans l’eau. Dans cette configuration des signes, le cycle (naturel) de la vie et de la mort est artificiellement brisé par la technologie humaine (la veste de flottaison).


[Un esprit mal tourné pourrait croire, d’ailleurs, que le pêcheur n’est pas mort noyé, mais assassiné par des poissons burlesquement irrités de voir les leurs capturés. Les pêcheurs seraient-ils un peu poissons ?]


PS : Ce n’était pas la première fois, et sans doute pas la dernière, qu’on avait recours à la figure du poisson pour une publicité québécoise. Éduc’alcool, fin 2016, avait popularisé le personnage bédéesque de la « poissonne », qui boit avec la plus grande des modérations. Éduc’alcool est par ailleurs friand de la prévention par le recours aux figures animales : chats et porcs-épics sont au nombre des animaux prudents, qui consomment de l’alcool avec retenue. En matière d’alcool, il est apparemment toujours bon de dompter son instinct animal.


  • Photo du rédacteurAlex Bellemare

Dernière mise à jour : 28 août 2018

Quand le langage dépayse le réel...


Relation du voyage fait par ordre du roi en 1750 et 1751 sur les côtes de l'Amérique (Amiral Chabert).

« Après vous avoir témoigné plus d’une fois mon incapacité dans l’art de décrire non seulement des royaumes, mais encore des provinces, des villes, des villages, des hameaux, que vous dirais-je plus, ma chambre ? Vous voulez cependant malgré toutes ces raisons que je vous décrive la Situation, le Gouvernement, les Moeurs et les Coutumes des Habitants du Royaume de Candavia. Je vais l’entreprendre, MADAME, dût-il m’en coûter la seringue ; dussé-je pilé dans le foie du pâté en pot, vous m’y forcez par le style le plus pressant dont le court-bouillon ait jamais pu se servir. » (p. 1-2)

Publiées anonymement en 1715, les Relations du Royaume de Candavia sont une oeuvre baroque, qui mêle les lieux communs du récit de voyage et la charge critique de l'antiroman. L’incipit reproduit ci-dessus illustre d’ailleurs parfaitement les enjeux de déréalisation du paysage qui ont lieu dans ce très bref récit.


Certains critiques la rangent parmi les « utopies burlesques », d'autres au sein de la catégorie des « voyages excentriques ». Cette prolifération d'étiquettes concerne une utopie à bien des titres inclassable. Iconoclaste, cette utopie l'est surtout en raison de son utilisation du langage qui est, le plus souvent, tout à fait dysfonctionnel. Cette citation montre bien comment les mots du narrateur sont inaptes à reproduire adéquatement le réel ; c'est en quelque sorte — pour l'Ancien Régime, du moins — une critique de la prétention des voyageurs qui s'estiment capables de restituer l'ensemble des paysages vus en témoignant de leur expérience personnelle.


Cette critique se détraque bientôt en satire, où le ridicule tient pour l'essentiel dans le vocabulaire culinaire fortement prisé par l'anonyme utopiste.


« Pour satisfaire votre curiosité, Madame, et vous donner une intelligence parfaite des coutumes Candaviennes, vous trouverez bon que nous reprenions la chose d’un peu plus loin, en commençant par la situation de ce Royaume. Il est situé entre la poire et le fromage, à cent-douze grains de millet de la bassinoire, et à quatre-vingt-dix de la citrouille ; le climat est fort tempéré, on y mange en toute saison des pommes cuites au Soleil. / Ce Royaume est divisé en dix-huit très grandes terrines du levant filées au bain marie : Lagro, Ombira, Vercou, Imbazoc, Sargoul, Doxu, Empajou, Honforan, Erpir, Vrajon, Quorian,Vromas, Ergalon, Vombir, Jerban, Likro, Larconi et Emoropou » (p. 19-20)

Paysage & nourriture : voilà un rapprochement qui faisait (déjà à l'époque) la joie du tourisme gastronomique.


SOURCE : Anonyme, Relations du Royaume de Candavia / Envoyées à Mme la comtesse de *** , Paris, [Chez Staket le Goguenard, rue des Fièvres chaudes, à l’enseigne des Rêves], 1715.

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Dernière mise à jour : 6 août 2018

Un blogue d'un chercheur universitaire consacré aux liens entre géographie et culture, espace et société, territoire et identité.


Google Earth, rues montréalaises.

Avec La fabrique du monde, j’espère mettre en place un espace de réflexion critique axé sur les enjeux qui découlent, au sens le plus large et ce faisant le plus universel possible, de l’expérience de l’espace. Depuis le début de mes études universitaires en littérature française, je me suis longuement attaché à la dimension spatiale de l’existence humaine. J’ai récemment complété une thèse de doctorat, dont le fil conducteur est le concept d’imaginaire géographique. Pour faire court — et pour éviter de tomber trop rapidement dans le jargon académique —, l’imaginaire géographique, c’est l’ensemble des discours, des images, des récits, des mythes qui construisent à la fois notre perception de l’espace et nos pratiques spatiales. Ce concept (voire cette méthode) que j’ai construit dans ma thèse me sert surtout d’outil d’exploration, afin d’analyser des récits de voyage imaginaires des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais les questions soulevées par les fictions utopiques de l’Ancien Régime sont encore dans bien des cas les nôtres aujourd’hui : l’utopie, entendue comme une forme de gouvernance idéale, filtre encore nos représentations d’une société meilleure, plus égalitaire, moins criminalisée, plus ouverte, moins cloisonnée.


Comment construire un monde idéal, d’un point de vue urbain et architectural ? Comment expliquer les pratiques migratoires, de plus en plus massives ? Un monde sans frontières (physiques, économiques, culturelles) est-il possible, ou seulement souhaitable ? Quelle signification faut-il donner aux espaces familiers que nous traversons jour après jour, dans un monde qu’on juge souvent fragmenté et dématérialisé ? La fiction — dans ses variantes les plus insolites — nous permet-elle de saisir notre identité spatiale ?


Ce sont ces questions — et certainement bien d’autres — qui seront au coeur de La fabrique du monde. Mais plutôt que de me pencher exclusivement sur des objets de la première modernité (ce que je fais déjà, avec un immense plaisir, dans mon travail quotidien), j’aimerais sonder d’autres objets, issus de ce que nous nommons (parfois avec mépris et élitisme) la culture populaire. La question de l’espace, de ses usages, de ses pratiques et de ses imaginaires m’apparaît de plus en plus centrale dans les productions culturelles contemporaines. C’est à partir de séries télé, de films, de jeux vidéo que je vais penser les liens, troubles mais féconds, qui unissent géographie et culture, espace et société, territoire et identité. Évidemment, la littérature française de l’Ancien Régime sera aussi mobilisée — il est souvent difficile de cesser les bonnes habitudes.


Bienvenue dans La fabrique du monde : vous êtes ici.

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