Quand le langage dépayse le réel...
« Après vous avoir témoigné plus d’une fois mon incapacité dans l’art de décrire non seulement des royaumes, mais encore des provinces, des villes, des villages, des hameaux, que vous dirais-je plus, ma chambre ? Vous voulez cependant malgré toutes ces raisons que je vous décrive la Situation, le Gouvernement, les Moeurs et les Coutumes des Habitants du Royaume de Candavia. Je vais l’entreprendre, MADAME, dût-il m’en coûter la seringue ; dussé-je pilé dans le foie du pâté en pot, vous m’y forcez par le style le plus pressant dont le court-bouillon ait jamais pu se servir. » (p. 1-2)
Publiées anonymement en 1715, les Relations du Royaume de Candavia sont une oeuvre baroque, qui mêle les lieux communs du récit de voyage et la charge critique de l'antiroman. L’incipit reproduit ci-dessus illustre d’ailleurs parfaitement les enjeux de déréalisation du paysage qui ont lieu dans ce très bref récit.
Certains critiques la rangent parmi les « utopies burlesques », d'autres au sein de la catégorie des « voyages excentriques ». Cette prolifération d'étiquettes concerne une utopie à bien des titres inclassable. Iconoclaste, cette utopie l'est surtout en raison de son utilisation du langage qui est, le plus souvent, tout à fait dysfonctionnel. Cette citation montre bien comment les mots du narrateur sont inaptes à reproduire adéquatement le réel ; c'est en quelque sorte — pour l'Ancien Régime, du moins — une critique de la prétention des voyageurs qui s'estiment capables de restituer l'ensemble des paysages vus en témoignant de leur expérience personnelle.
Cette critique se détraque bientôt en satire, où le ridicule tient pour l'essentiel dans le vocabulaire culinaire fortement prisé par l'anonyme utopiste.
« Pour satisfaire votre curiosité, Madame, et vous donner une intelligence parfaite des coutumes Candaviennes, vous trouverez bon que nous reprenions la chose d’un peu plus loin, en commençant par la situation de ce Royaume. Il est situé entre la poire et le fromage, à cent-douze grains de millet de la bassinoire, et à quatre-vingt-dix de la citrouille ; le climat est fort tempéré, on y mange en toute saison des pommes cuites au Soleil. / Ce Royaume est divisé en dix-huit très grandes terrines du levant filées au bain marie : Lagro, Ombira, Vercou, Imbazoc, Sargoul, Doxu, Empajou, Honforan, Erpir, Vrajon, Quorian,Vromas, Ergalon, Vombir, Jerban, Likro, Larconi et Emoropou » (p. 19-20)
Paysage & nourriture : voilà un rapprochement qui faisait (déjà à l'époque) la joie du tourisme gastronomique.
SOURCE : Anonyme, Relations du Royaume de Candavia / Envoyées à Mme la comtesse de *** , Paris, [Chez Staket le Goguenard, rue des Fièvres chaudes, à l’enseigne des Rêves], 1715.
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