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  • Photo du rédacteurAlex Bellemare

Histoires de village

Corps & espaces entrecroisés



Dans le plus récent ouvrage de Marie-Laurence Trépanier, Saints-Damnés, des personnages plus carnavalesques que nature s’échangent le devant de la scène, dans un roman choral dont la trame de fond est la disparition mystérieuse d’une jeune femme fatale. Parmi la broderie de personnages rencontrés se trouve Joséphine Davis-Carpentier, une fermière dont le métier tient plus de l'oracle que de l’agricultrice. Alors qu’elle fait la lessive à l’ancienne, Joe — pour les intimes — se parle à voix haute en se rappelant l’époque de son enfance fanée :


« Parfois, je me demande si tout ce bleu représenté sur les cartes ne sert pas à nous donner bonne conscience. À faire comme si le ciel nous appartenait. Tu sais, lorsqu’elle nous enseignait la découverte de l’Amérique, ma maîtresse d’école nous parlait des Peaux-Rouges, moins évolués que nous, qui vivaient en tribus et parlaient des langues barbares. Ce chapelet de mots tombait sur nos têtes fécondes, expliquait la violence de l’autre et élevait la nôtre au rang de légitime défense. Nous, nous avions permis à la civilisation de se développer, au génie humain de s’affirmer dans le progrès de la science, du libre marché, des droits de l’homme… Mais nous sommes encore dans l’arène des gladiateurs […] »

La vieille Joe parle ainsi, et plutôt figurativement, du destin flou de son fils adoptif, petit criminel des villages. Elle souligne que l’histoire du monde n’est que l’accumulation vertigineuse de faits divers, de petites histoires tranquilles, mais macabres, qu’on se raconte pour que « la violence devien[ne] légitime ». La Joe finit par conclure que son damné de fils « est une pustule sur le visage blanc du monde ».


Constatons d’emblée que deux violences s’entremêlent ici : le carnage millénaire des civilisations, qui se détruisent jusqu’à l'extinction ; et la cruauté singulière, la barbarie quotidienne des petits délinquants des familles. Quand l’une devient (plus ou moins acceptable), l’autre, par effet de miroir déformant, le devient aussi. Le destin du monde, qu’on évoque par le biais de la cartographie, et celui de Christopher, le fils manqué de Joe, sont inexorablement liés. La violence d’en haut appelle toujours celle d’en bas.


Henri Chatelain, Carte du Canada ou de la Nouvelle-France, 1732.

La carte de l’Amérique, dont on évoque moins la terre que l’eau qui l’entoure, est mise en parallèle avec la carte glauque du village des Saints-Damnés. La découverte du village (malsain) est réfléchie dans celle de l’Amérique : entrer en relation avec l’Autre, c’est un perpétuel combat, c’est une relation qui ne peut se comprendre que sur le mode de la violence éperdue.


Dans Saints-Damnés, la disparition de Millie Sanschagrin, absence pour le moins broussailleuse qui sert d’intrigue à ce roman aux allures de conte morbide, n’est peut-être pas autre chose qu’une façon d’insister sur les corps et leur façon d’habiter l’espace. Millie Sanschagrin, c’est une femme dont le corps puissamment beau fascine, irrite ou séduit selon les cas. Son corps est l’objet à la fois de l’aversion de certains (qui la trouvent justement trop) et de la bestialité des autres (qui ne veulent que la posséder au plus vite).


Mais Millie Sanschagrin, c’est surtout un corps en déroute, vivant la bohème et l’errance. Tôt dans son enfance, sa mère adoptive, Ma, a tenté de l’égarer de force dans la forêt noire ; son père, Pa, tente par tous les moyens (fussent-ils pathologiques) de la garder entre les quatre murs de sa maison en ruines ; ses nombreux prétendants ne demandent pas mieux que de la traîner, de la pavaner là où bon leur semble. Saints-Damnés, c’est l’histoire de ce va-et-vient, d’un corps en perpétuelle fuite ; c’est le point qui, précisément, ne s'enracine jamais dans l’espace.


Le corps de Millie est plusieurs fois décrit en termes spatiaux, comme un monument, comme une statue qui exige vénération et cérémonie :


« Couchée dans les fougères, elle était comme une terre sacrée, un temple de l’Antiquité. Un temple superbe, il va sans dire. Maculé d’un peu de sang, évidemment ; tous les empires revêtent le drapé pourpre des causes qui les dépassent. »

Henri Matisse, Robe violette et anémones, 1937.

Mappemonde, terre sacrée, destins tressés : le corps, dans Saints-Damnés, est un point qu’on bouge, qu’on manipule, qu’on tente d’ancrer, mais toujours en vain. Le corps est un espace fuyant, dont la carte semble impossible à dessiner.


SOURCE : Marie-Laurence Trépanier, Saint-Damnés, Montréal, Éditions du Boréal, 2018, p. 104-105, p. 152

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